le Projet français de biohistoire

Une communauté d'entomologistes témoigne pour la science d'une érosion de la biodiversité des Lépidoptères Rhopalocères dans l'ouest de la France en la modélisant au moyen de courbes aire-espèces. Ils plaident pour une reconnaissance du biopatrimoine et le développement d'une culture naturaliste. Si l'Homme a un devoir de mémoire envers la biosphère, alors où sont les biohistoriens ?

Le mot " biohistoire " semble apparaître dans les années 1950 sous la plume du botaniste Frans Verdoorn, né à Amsterdam en 1906, spécialiste des Mousses et Fougères. Émigré aux Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, ce bryologiste et taxonomiste de renommée internationale oriente ses recherches vers l'histoire des sciences. Il préside en 1948 le Comité phytohistorique international de l'Union internationale des sciences biologiques et fonde en 1951 le Boston Biohistorical Club, un groupe de biologistes, médecins, etc., animés de préoccupations philanthropiques. De retour aux Pays-Bas en 1958, F. Verdoorn dirige à l'Université d'Utrecht le Biohistorical Institute " pour l'étude des interrelations entre les plantes, les animaux et l'Homme dans l'histoire de la culture, de la science et de la médecine " (SANDERS & DE VRIES 1970).

À la fin des années 1980, après une éclipse, le mot prend une signification bien différente. Il ne s'agit plus d'histoire des sciences biologiques mais des rapports qu'entretiennent les sociétés humaines avec la biosphère. Sous le parrainage de l'UNESCO avec son programme Man and the Biosphere lancé en 1971, Stephen V. Boyden, de l'Australian National University, développe cette approche conceptuelle en étudiant la ville de Hong Kong comme écosystème urbain, formalisant notamment la notion de " technométabolisme ". En 1987, il publie à Oxford Western civilization in biological perspectives : patterns in biohistory. Boyden définit la biohistoire " comme un système cohérent de connaissance, ou champ d'étude, qui réfléchit au grand enchaînement des événements dans l'histoire de la biosphère et de la civilisation , depuis le début de la vie jusqu'au jour présent […]. La biohistoire fait alors avancer l'étude de l'histoire de l'humanité, prêtant spécialement attention aux changements de modèles de relations entre les systèmes culturels et biophysiques " (BOYDEN 1992). Au tournant des années 1980-90, une biohistoire prend aussi naissance au Japon sous l'impulsion de chercheurs en biologie moléculaire et du développement. Le Biohistorical Research Hall est fondé par Tokindo S. Okada, professeur émérite de l'Université de Kyoto, vice-président de l'Union internationale des sciences biologiques, et Keiko Nakamura, actuellement à l'Université d'Osaka. Selon K. Nakamura, qui proposa le concept en 1989, " la biohistoire renvoie à la création d'une pensée globale basée sur la biologie et de nouvelles perspectives de relations entre science et société " (NAKAMURA 1997).

Indépendamment, Christian Perrein, étudiant à l'École des hautes études en sciences sociales à Paris, passionné d'archéologie et d'écologie du paysage, souhaite en 1987 " un plus large développement des recherches "biohistoriques"" au terme d'une analyse de la végétation ligneuse d'un réseau de haies bocagères en fonction du temps, et conceptualise la notion de " technotope " (PERREIN 1987a & b, 1991a). En juillet 1991, il précise sa conception d'une biohistoire en avertissement d'un mémoire universitaire (PERREIN 1991b). Le texte, traduit en anglais par Marie-Madeleine Tanoh, est affiché comme poster bilingue au congrès européen de l'International Association for Landscape Ecology tenu à Rennes les 6-10 juin 1993.

La définition par Perrein de la biohistoire en 1991 est libellée de la manière suivante : " J'entends par biohistoire une histoire du vivant à l'échelle de l'Homme. Non pas - quoique l'Homme devienne un agent de spéciation - une nouvelle histoire de l'évolution de la vie mais bien une histoire de l'artificialisation de la biosphère, pour magnifier l'art, les techniques et la matière artefactuelle et glorifier la vie, les espèces et la matière vivante. Comment, au service de l'Homme, user de la matière vivante artificialisée, sans abuser de la vie en œuvrant au détriment de la diversité biologique. Sans doute faut-il reconnaître que l'Homme a été et est un "facteur écologique" de toute importance dans la structure et le fonctionnement des écosystèmes, puis, apprendre à gérer les actions techniques qui ont lieu sur la matière vivante et, enfin, reconnaître l'urgence à penser une géographie de l'artefact et une histoire de la biosphère en symétrique complément de la biogéographie et de l'histoire de l'art et des techniques. Archéologues et écologues ont bien sûr un rôle intellectuel de premier plan dans ce programme à venir ; qu'ils s'entendent sur la notion de technotope et la biohistoire sera née! … " (PERREIN 1991b).

Par-delà l'histoire d'un mot et les avatars de la classification des disciplines universitaires, il y a un large consensus intellectuel des naturalistes, des archéologues, des géographes, des historiens, des philosophes, etc., pour reconnaître dans l'étude des rapports entre les activités humaines et la biosphère, l'émergence d'un nouveau paradigme historique.

Le projet d'une biohistoire des Papillons (Lépidoptères Rhopalocères) dans l'ouest de la France est un programme de recherches lancé en 1992 par des entomologistes au sein d'une structure associative : l'Atlas entomologique régional (Nantes). Ce projet repose sur l'idée que dans un pays d'ancienne tradition naturaliste comme la France, grâce aux collections, les Papillons sont un des rares groupes zoologiques ayant autant de matériaux historiques bien datés et localisés. Aussi, le projet français de biohistoire s'est développé suivant deux directions principales de travail - collectage de l'information historique et prospection sur le terrain - dans le but de documenter trois périodes chronologiques : avant 1960, 1960-1989, 1990-présent.

L'Atlas entomologique régional (Nantes) a mis en œuvre un programme d'enquêtes et de recherches sur les lépidoptéristes susceptibles d'avoir exercé en Loire-Atlantique et en Vendée. Cette entreprise qui n'a semble-t-il jamais été réalisée de façon aussi systématique et exhaustive invente sa méthodologie empruntée autant à l'histoire de l'art qu'à l'histoire des sciences, parce qu'une collection d'insectes est aussi un artefact. Avec l'inventaire des échantillons naturalisés conservés dans les collections publiques ou privées, l'effort de recherche s'applique aussi à documenter le devenir de tout ou partie des collections originales : conservées, dispersées, disparues ou détruites. Parallèlement, les recherches sur le terrain ont été menées en Loire-Atlantique et en Vendée sur un territoire d'environ 16.000 km². Le quadrillage kilométrique européen Universal Transverse Mercator est utilisé pour le repérage des espèces et la taille du carré unitaire est égale à 100 km². Pour documenter les 179 carrés de 10 x 10 km - comprenant les mailles littorales et celles à cheval sur les départements limitrophes - plusieurs milliers d'heures de prospection, d'identification et de relevés ont été réalisées par les membres de l'Atlas depuis 1992.

La biogéographie et l'écologie de ces Papillons diurnes sont la matière première du projet en appportant une masse d'informations tout à fait nouvelles sur la répartition régionale et la fréquence des espèces, les périodes d'activités des larves et imagos, les plantes-hôtes et les habitats. Cependant, c'est dans la méthodologie d'étude de la biodiversité que le projet français de biohistoire est le plus novateur, en particulier dans l'étude de la richesse spécifique à différentes échelles spatiales et temporelles. Forts des investigations historiques poussées, les résultats les plus prometteurs concernent la possibilité de quantifier précisément l'extinction régionale des espèces dans l'espace-temps ou de modéliser leur statut de conservation, au moyen de courbes aire-espèces.

L'ouvrage projeté - intitulé Biohistoire des Papillons de l'ouest de la France - pourrait se structurer en trois grandes
parties : milieux, espèces et entomologistes. L'originalité de la première partie serait de présenter les différents milieux - forêts, landes, prairies, marais, dunes, etc. - en privilégiant l'histoire et la géographie techniques, notamment avec des cartes et des données statistiques pour les changements dans l'occupation du sol et les systèmes agro-sylvo-pastoraux. La seconde partie devrait être la plus importante. Elle correspond aux textes, à l'iconographie et aux cartes diachroniques référencées des quelque 110 espèces actuelles, occasionnelles ou éteintes. La crise contemporaine d'extinction, particulièrement accentuée dans cette zone de plaines agricoles, sera analysée au cas par cas dans la rubrique "conservation" des monographies d'espèces. La troisième partie rassemblerait les notices biographiques de tous les témoins, plus de 320 à ce jour, fresque incomparable de deux siècles de culture naturaliste. Aussi, des chapitres introductifs ou de synthèse peuvent prendre place dans ce triptyque, par exemple : historique du projet et présentation du territoire (1re partie), études sur la biodiversité et son érosion (2e partie), histoire de l'entomologie et de la muséologie régionales (3e partie).

Bibliographie

BOYDEN Stephen V. 1992. Biohistory : the interplay between human society and the biosphere, past and present. Paris,
        Carnforth and Park Ridge, UNESCO and The Parthenon Publishing Group, 279 p.

NAKAMURA Keiko 1997. Biohistory, New Perspectives on the Relationship between Science and Society. Biohistory
        Special International Edition, april 1997 : 6-8. Osaka.

PERREIN Christian 1987a. Phytohistoire : les bocages tel un grand jardin. 303. Recherches et Créations, 14 : 92-96.
        Nantes.

PERREIN Christian 1987b. Contribution à l'archéologie des bocages : recherches méthodologiques sur l'utilisation
        des données botaniques de la haie vive. Paris-Toulouse, mémoire de diplôme de l'École des hautes études en
        sciences sociales, 181 p.

PERREIN Christian 1991a. Archéologie des bocages : phytohistoire de la haie vive. In : Guilaine J. (ed.), Pour une
        archéologie agraire, à la croisée des sciences de l'homme et de la nature. Paris, Armand Colin, pp. 223-257.

PERREIN Christian 1991b. Prodrome de biohistoire des lieux à Quercus ilex L. dans l'Ouest de la France : la
        phytogéographie et la naissance de l'écologie végétale (Diplôme d'études approfondies de l'École des hautes
        études en sciences sociales, Paris). Nantes, Imprimerie Contemporaine, sept. 1991, 58 p.

PERREIN Christian 1998. Le projet français de biohistoire. Penn ar Bed, 170 : 27-38. Brest.

PERREIN Christian 2000. Où sont les biohistoriens. Le Monde, jeudi 14 sept. 2000, 17305 :19.

SANDERS A.P.M. & DE VRIES H. 1970. Frans Verdoorn, plant scientist and biohistorian, a concise chronology. In :
        Smit P. & Ter Laage R. J. Ch. (eds), Essays in biohistory. Utrecht, International Association for Plant Taxonomy,
        pp. xiv-xxii.
 

Christian PERREIN, Docteur en histoire des sciences

Atlas entomologique régional (Nantes)
3, rue Bertrand-Geslin
F-44000 Nantes
France

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Dernière mise à jour : 03 août 2006